"La fraude était la règle, l'honnêteté l'exception"
Hubert Bonin, historien de l’économie et spécialiste des systèmes bancaires au Centre Montesquieu d'histoire économique de l'université de Bordeaux, est auteur de « Les banques et la fraude : un risque permanent (1850-1950) » dans l’ouvrage rédigé avec Gérard Béaur et Claire Lemercier, Contrebande, fraude et contrefaçon, de l’Antiquité à nos jours (Genève, Droz, 2007). Il revient pour Bilan sur l'histoire de la fraude fiscale et rappelle que la fraude a longtemps été la règle et l'honnêteté l'exception. Surtout chez les petites gens. Les scandales mettant aux prises des personnes connues ou puissantes sont plus récents.
Bilan – Berlusconi, Cahuzac, Offshore leaks,… les scandales de fraude fiscale se succèdent. Qu’en était-il voici quelques décennies ou quelques siècles ?
Hubert Monier – Les scandales qui défraient la chronique sont relativement récents. La fraude spectaculaire de ce type est à mettre en relation avec la mise en place d’un système de fiscalité directe et indirecte centralisé. Soit entre la fin du XIXe siècle et 1945. Avant, la fraude fiscale n’était pas inexistante. Mais elle était plus insidieuse.
De l’époque médiévale jusqu’au XIXe siècle, rappelons-nous que le paysage était couvert de barrières d’octroi : en fonction de ce que l’on transportait, il fallait payer pour entrer dans une ville, passer un pont, un bac, un col, changer de région ou même emprunter une route… La fraude prenait alors la forme d’une triche sur la valeur, les poids, les mesures,… Les marchands faisaient tout pour minimiser la valeur de ce qu’ils transportaient. Ce n’était certes pas spectaculaire mais c’était très courant et à la longue cela portait préjudice en terme d’image aux places de marché où ces biens étaient échangés.
Quels étaient les auteurs de ces fraudes ?
Les marchands, des petites gens, les colporteurs, les paysans venant vendre leurs productions sur le marché des villes,… Tout le monde en fait. Il faut bien se rendre compte que la fraude était la règle et l’honnêteté l’exception. D’où la mise en place dès l’époque médiévale de bureaux de mesure et de poids, afin d'optimiser et d'harmoniser les taxations. L’idée que la fraude est réservée aux grosses fortunes, aux banques et aux grandes compagnies est une fausse lecture contemporaine.
A quelle période les banques entrent-elles dans les mécanismes de fraude ?
La fraude bancaire fait son apparition vers le XIXe siècle. Mais il ne s’agit pas à proprement parler de fraude fiscale. C’est un système basé sur l’escompte : les entrepreneurs créent des papiers de commerce à partir de transactions qui ne sont pas réelles.
Le tournant serait donc l’entre-deux-guerres…
En Europe occidentale, et en France notamment, la mise en place de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés, entre 1920 et 1945. Dès lors, la fraude fiscale telle que nous la connaissons aujourd’hui se met en place. En 1948-1950, on assiste aux premières descentes de police et de justice en France.
Dans les pays voisins, la situation est comparable. Et c’est là que la fraude fiscale fait irruption dans la sphère médiatico-politique. Les paysans, artisans et petits commerçants, qui représentent encore une large part de la population européenne à cette époque, n’acceptent pas que l’Etat vienne mettre son nez dans leurs affaires. A cette époque, la comptabilité de ces populations est encore balbutiante. La volonté des autorités fiscales de rationnaliser l’impôt, en s’immisçant dans les affaires des petits, est une révolution. Cela va contribuer à la grogne qui aboutira à l’élection d’une centaine de députés fédérés par Pierre Poujade. Or, celui-ci avait fait sa réputation autour du refus de voir les contrôleurs des impôts se plonger dans les affaires des petits.
Est-ce un épisode isolé ?
Le mouvement est assez vaste en Europe, mais c’est en France qu’il se manifeste de la façon la plus virulente. Ensuite apparaît la notion d’optimisation fiscale : les parlements vont adopter des législations permettant de diriger l’épargne des contribuables vers les secteurs qu’ils souhaitent développer. En défiscalisant ces placements via des dispositifs spéciaux. D’où des scandales quand les intérêts fiscaux des élus ou de leurs proches sont favorisés par les dispositifs qu’ils ont eux-mêmes votés. C’est ce qui arriva à Jacques Chaban-Delmas lors des présidentielles françaises de 1974. Et c’est ce qui est souvent ressorti ces dernières décennies. Y compris avec les derniers scandales.